Comme s'est fait le monde, le mezcal se fait en sept jours. Plus fort et plus sauvage que la tequila, cet alcool mexicain mêle l'eau et le feu, le goût brûlé de la terre et le suc des plantes - ces étoiles fixes, tombées dans un paysage semi désertique, que sont les magueys espadinas (des agaves) aux longues feuilles effilées. "Une boisson du tonnerre de Dieu", écrit le romancier Malcolm Lowry, qui en a souvent éprouvé les vertiges. Mais ce n'est pas le souffle divin qui plane sur la fabrication du mezcal, plutôt la respiration âpre de ceux qui travaillent dur, gagnent peu et cherchent l'oubli.
Santiago Matatlan, dans l'Etat d'Oaxaca, en est la "capitale mondiale". Un gros bourg tranquille, à une demi-heure de voiture d'Oaxaca, la capitale régionale, non loin de la route qui mène aux palais décorés de frises du site archéologique de Mitla. Ici, on parle peu l'espagnol : les habitants préfèrent le zapotèque de leurs ancêtres - ou l'anglais de leurs cousins émigrés à Los Angeles, grands pourvoyeurs de mandats postaux. Autour de l'église comme dans la campagne, les vieilles maisons d'adobe refermées sur la fraîcheur des patios laissent la place à des villas en brique, pourvues de baies vitrées et de vérandas à l'américaine. Vue de Matatlan, la Californie est plus proche que Mexico.
Elle est infiniment lointaine, aussi. Ceux qui restent, ceux qui n'ont pas eu la chance d'émigrer aux Etats-Unis, poursuivent le rêve doré du mezcal, avec l'espoir que cette "eau-de-vie d'ouvrier", méprisée par la bonne société, deviendra un jour aussi chic que la tequila. Déjà, les initiés la réclament dans des bars à la mode de La Condesa, de Roma ou de Coyoacan, les quartiers élégants de Mexico.
Des amateurs ont même fondé une loge des Mezcolâtres pour, disent-ils, "défendre la diversité des productions locales, et les différentes variétés de magueys (ou agaves) contre le risque d'une homogénéité génétique excessive" dans les plantations, qui ne profitera qu'à quelques gros industriels. Les petits mezcaleros de Matatlan redoutent de subir le même sort que les tequileros d'autrefois, laminés par cinq familles aujourd'hui millionnaires.
Alors qu'on en recensait il y a vingt ans plus de 300, ne subsistent à Matatlan qu'une quarantaine de palenques, ces aires souvent aménagées en plein air où s'élabore l'alcool d'agave. Il faut d'abord élaguer toutes les feuilles des magueys arrivés à maturité pour ne laisser que le coeur, comparable à un ananas - et qui porte d'ailleurs le même nom, piña. Puis creuser un trou de cinq mètres de diamètre, tapissé de couches de pierres et de bois, où l'on dresse comme une muraille les coeurs des plantes. On termine par un dôme de terre, sous lequel, pendant trois jours, les magueys vont cuire à petit feu, imprégnés des vapeurs brûlantes montant du cratère.
Le quatrième jour, avec une meule de pierre actionnée par un cheval, on écrase la pulpe orangée, aussi sucrée que du miel, mais d'où filtre un liquide brunâtre. Il y a de l'excrémentiel dans cette bouillie, mise à fermenter dans des fûts de bois.
Enfin, le septième jour, on distille le mélange de jus et de pulpe - c'est la principale différence avec la tequila, qui dédaigne la pulpe - dans des récipients de cuivre posés sur des fours à bois. Par le procédé artisanal, on n'obtient guère plus de 200 litres par jour, forts de 40 degrés au minimum, qu'Enrique Jimenez, producteur à Matatlan, mesure avec un alcoomètre français, tiré d'un étui de carton vert estampillé Dujardin-Salleron, référence dans les instruments d'oenologie.
La France a débarqué dans la capitale du mezcal en la personne de François-Nicolas d'Epoisse, séduit par cette eau-de-vie "100 % agave" au goût fumé, qu'il commercialise dans l'Hexagone sous la marque Ultramarine. Il faut en avoir goûté un petit verre, résultat d'une triple distillation, pour comprendre qu'il y a une énorme différence entre cet alcool fabriqué en quantités limitées, et les tord-boyaux parfois commercialisés à grand renfort de publicité, qui font très mal à la tête.
"Avec François-Nicolas, nous nous sommes battus pour obtenir une norme de qualité, comme pour la tequila, raconte Enrique Jimenez. Mais les frais de certification sont aussi élevés pour les petits producteurs que pour les industriels, l'administration ne fait aucune différence. Beaucoup d'entre nous sont tentés d'abandonner la marque "mezcal" afin d'échapper à ces contraintes."
L'année 2006, qui a vu une partie de la population d'Oaxaca se rebeller contre son gouverneur autoritaire et corrompu, a été terrible pour l'économie locale. "Les ventes de mezcal ont chuté de 70 %, soupire Enrique Jimenez. Si nous n'avions pas les champs de magueys, qu'il faut soigner et nettoyer trois fois par an, nous aurions fermé depuis longtemps." Les barricades et la présence policière, qui ont duré plusieurs mois, avaient chassé les touristes. Certains reviennent peu à peu, presque étonnés de voir le ciel limpide, les façades repeintes, là où les images d'actualité montraient alors des fumées noires. Mais les Nord-Américains, ceux qui dépensaient le plus sur place, se tiennent encore à l'écart.
Les artisans qui ont survécu à la tourmente avaient souvent établi des réseaux commerciaux à Mexico ou aux Etats-Unis. C'est vrai pour le mezcal mais aussi pour les tissages. A 25 km d'Oaxaca, à Teotitlan del Valle, les familles de tisserands perpétuent aussi la tradition en employant des teintures immémoriales : la grenade pour les verts tirant vers le jaune, la plante d'indigo pour les bleus profonds, et la cochenille, petit insecte parasite des cactus, pour les rouges écarlates. Les artisans travaillent sous les auvents bordant la cour familiale, où sont exposés les tapis. Certains reprennent les symboles zapotèques, d'autres des motifs indiens importés du nord du Rio Grande voire influencés par l'art occidental.
Qui veut approcher le Mexique, ses splendeurs, ses douleurs, ses révoltes, son difficile métissage avec l'Occident, doit faire ce voyage. Plus que jamais, le nom d'Oaxaca sonne "comme un coeur qui se brise, une soudaine volée de cloches assourdies par grand vent, les dernières syllabes de qui se meurt de soif dans le désert". Le visiteur y croise les ombres des amants malheureux d'Au-dessous du volcan, le roman de Malcolm Lowry, et les visages bien réels d'une ville qui panse encore ses plaies. Pacifiée, mais pas soumise.